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Assise entre l’encolure et la selle du cheval, perpendiculairement au comte de Nissac qui pouvait admirer son adorable profil, Mathilde de Santheuil vivait un rêve éveillé.

Elle se gardait de se tourner vers Nissac car leurs visages, alors, eurent été bien trop proches, mais elle sentait contre sa poitrine et son dos les bras du comte qui serraient les brides du cheval.

Plusieurs fois, déjà, il l’avait tenue aux cuisses et aux épaules lors d’un franchissement délicat d’ornières ou de nids-de-poule – et elle n’était point certaine de ne pas avoir tressailli.

Par instants, dans les larges flaques qui inondaient les ruelles, elle contemplait avec ravissement leurs silhouettes réfléchies et agrandies : le haut cheval noir qui allait à pas lents accentuant ainsi la majesté de son allure, le couple qu’elle formait avec le comte et qu’on eût pu croire des amants, les formes trapues des maisons et la lune entièrement dégagée qui éclaboussait la scène d’argent très pur, comme on l’imagine d’un rétable ancien et précieux.

« Serais-je jamais aussi heureuse ? » se demanda-t-elle, espérant bien, un peu hypocritement, que d’autres occasions se présenteraient, lui permettant de revoir le comte. Car avec Nissac, rien n’était jamais joué et cela, dans tous les sens. Ainsi pouvait-on sans doute perdre très vite ce que l’on croyait acquis et retrouver – la preuve ! – ce que l’on pensait à jamais enfui. Elle songea aux jours qui avaient suivi cette merveilleuse nuit où il était arrivé chez elle blessé tel un chat de gouttière. En ces jours tristes, elle pensait ne plus pouvoir l’espérer revoir en ces conditions particulières qui la laissaient troublée et frémissante, lui donnant l’impression que la vie était peut-être une chose très proche du plus doux des rêves.

Le comte, pour sa part, tentait de garder la tête froide. Une tête où trop de choses se bousculaient : le duel au milieu des tombes et la vision cauchemardesque de la victime de l’Écorcheur, pauvre jeune fille momifiée en son cercueil. Tout cela était trop récent pour que sa mémoire l’enfouisse en profondeur…

À quoi s’ajoutait la perspective de rencontrer enfin, après toutes ces années, l’« allié invisible », celui qui de loin le formait, le protégeait et le guidait comme on l’attend d’un père.

Et puis il fallait tenir le cheval dont il sentait la peur. Élevé par ses soins au son du canon, calme sous les tirs de batteries, blessé à deux reprises, ce grand et beau cheval de guerre craignait les pavés glissants et la ville, pour lui inhabituelle, l’effrayait davantage que les champs de bataille et la redoutable infanterie espagnole.

Enfin, Mathilde de Santheuil, entre ses bras, lui inspirait une crainte d’une tout autre nature !

Il prenait mille précautions pour que ses bras, qui entouraient la jeune femme, n’entrent point en contact avec la poitrine ou le dos de celle-ci mais la chose, inévitable, se produisait quelquefois et en ces instants, ajoutant à sa confusion, Nissac s’imaginait rosissant comme au temps de sa lointaine adolescence.

Il songea à son arrivée chez Mathilde, peu auparavant…

Elle l’attendait, déjà vêtue avec un soin d’où toute coquetterie n’était peut-être point absente mais l’accueil frappait par sa froideur et le comte, désemparé, s’interrogeait vainement sur l’origine de cette distance établie entre eux par madame de Santheuil.

Il pensait l’avoir sans doute blessée, bien involontairement, mais la chose l’étonnait car il prenait grand soin de la toujours traiter en égale. Fouillant ses souvenirs, activant son imagination, Nissac échafaudait hypothèse sur hypothèse. Il pensait avoir trouvé une piste qui tenait au statut de Mathilde dans le dispositif mis au point par le Premier ministre.

Dans ce plan, la maison de la jeune femme servait d’ultime refuge quand lui-même vivait en ce bel hôtel de la rue du Bout du Monde. Comme si le confort lui était nécessaire ! Mais il n’empêche… Maison ouvrant par une vaste porte cochère pouvant livrer passage à des carrosses, possédant écurie et remises et appartenant à un seul propriétaire, tout cela, par quoi se reconnaît ce que l’on appelle « Hôtel particulier » l’éloignait de Mathilde sans qu’il l’eût jamais souhaité.

Les sabots du cheval s’enfonçaient dans l’eau montée de la rivière de Seine en crue.

On vit des ombres.

Fervac, accompagné de monsieur de Bois-Brûlé, prit le cheval aux rênes que lui tendait le comte tandis que Florenty, à force de rames, approchait sur une barque dont le fond racla le pavé à peu de profondeur sous les eaux.

Avec mille précautions, les bras solides de Florenty prirent Mathilde de Santheuil aux hanches et la déposèrent dans la barque où la rejoignit Nissac.

Puis, tandis que monsieur de Bois-Brûlé imprimait une forte poussée à l’arrière de la frêle embarcation, l’ancien faux saunier commença à ramer.

Anthème Florenty, à l’avant, poussait sur les rames tandis qu’assis à l’arrière, côte à côte, Mathilde de Santheuil et le comte de Nissac regardaient avec stupeur les maisons de cette étrange cité lacustre qui semblait de plus en plus enfoncée sous les eaux à mesure qu’ils avançaient.

— Rien à signaler ? demanda Nissac en s’arrachant au spectacle extraordinaire de cette nouvelle Venise qui s’enfouissait sous la rivière de Seine.

Florenty, d’un naturel peu causant, réfléchit sur la formulation de ce qu’il avait à dire. La méthode avait un inconvénient, la lenteur de la réponse, mais comportait un avantage, la concision du propos.

Florenty se décida enfin :

— Monsieur le comte, voici deux heures que je rame dans le quartier sans y rien remarquer. En revanche, alentour…

Nissac attendit sans impatience, ce dont lui sut gré Florenty qui reprit :

— Auberges et tavernes sont bien mal fréquentées. Tous ceux-là, qui sont mauvaises gens, refluent de la province vers Paris où ils ont grande espérance, à la faveur de la Fronde, de se livrer au meurtre, au viol et au pillage.

Nissac ne répondit pas, s’étant laissé distraire par le spectacle. Certes, il avait vu l’eau refluer des fossés des remparts et n’ignorait pas que la Seine recouvrait la rue Saint-Antoine, le riche quartier du Marais et le faubourg Saint-Germain mais ici, place Maubert, l’effet semblait plus saisissant encore car l’eau arrivait au-dessus du premier étage des maisons.

Il sentit à son côté le corps de Mathilde et s’émerveilla de cette promenade en barque dans une ville à demi engloutie.

Cependant, ni lui ni la jeune femme n’avaient encore rien vu en comparaison de leur stupéfaction lorsqu’ils découvrirent la cathédrale Notre-Dame.

La lune éclaboussait la façade, le parvis n’était plus qu’un grand lac et Notre-Dame elle-même, un vaisseau dont les cales prenaient l’eau et qui, alourdi, paraissait proche d’un impossible naufrage dans un impressionnant silence.

Ému, Nissac chercha la main de Mathilde qui aussitôt glissa la sienne dans celle, dure et calleuse, du général.

Ils échangèrent un long regard puis, malgré eux, baissèrent la tête lorsque la barque pénétra en la cathédrale.

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